EBooks : avenir du livre, fin de l’œuvre, système clos ou univers ouvert … (2e partie)

Une des questions de recherche qui est sortie du Forum du 28 juin des Ateliers de Réflexion prospective de L’ANR (Atelier Culture et médias de Digital 3.0 PRISE), s’intitulait précisément « la fin de l’œuvre » avec tout ce que cette expression implique. Car ce n’est pas l’œuvre en tant que telle qui est destinée à disparaître, mais la notion d’auteur, qui la sous-tend, et bien entendu, l’idée de droit d’auteur. Le droit d’auteur, qui ne compte qu’un peu plus de deux siècles de légitimité, repose essentiellement sur la notion d’ »œuvre ». Celle-ci se définit par un certain nombre d’attributs dont l’originalité et la mise en forme (voir « Informations pratiques : les œuvres protégées » dans les Fiches techniques de la Direction du Développement des Médias, Ministère de la Culture et de la Communication).
Les œuvres, ‘augmentées’ ou ‘étendues’, vont peu à peu perdre leurs spécificités et se fondre dans des « Commons », créatifs … ou pas. Quant à leur financement ou à la rémunération de leurs créateurs (ou plutôt ‘contributeurs’), le mécénat ou la publicité peuvent remplacer le droit d’auteur. Les chefs-d’œuvre de la Renaissance n’ont pas eu besoin du droit d’auteur pour exister….
On le voit actuellement avec les difficultés d’appliquer le droit d’auteur aux œuvres numérisées, notamment en matière de musique ou de vidéo.

C’est ce que pressentait déjà le philosophe Walter Benjamin, lorsqu’il écrivait en 1935, « L’œuvre d’art à l’époque de la reproduction mécanisée ». Le développement des technologies de reproduction a changé la perception du spectateur, qui a l’impression que l’œuvre lui est plus accessible (par exemple, pour le cinéma, il reçoit des images en permanence), alors qu’en même temps ces images lui révèlent son absence (disparition de l’’aura’). L’aura représentait l’unicité et l’originalité de l’œuvre d’art, la reproduction technique, en soulignant son absence, la révèle au spectateur moderne et lui permet de participer au fonctionnement des œuvres modernes : il n’est plus dans le recueillement, mais dans l’action.

Mais, en fait, la notion d’œuvre avait déjà perdu son unicité et son intégrité. Avec les différentes variations et interprétations, il était déjà difficile de déterminer les limites d’une œuvre musicale ou théâtrale. Seule l’œuvre littéraire, sous la forme du roman, est parvenue, à partir du XVIIe siècle, à une forme accomplie et finie, qui atteint son idéal au XIXe siècle. Comme un édifice, elle possède sa propre architecture, qui se suffit à elle-même, et se déroule suivant un plan qui va de la première page au mot « fin ».

C’est la thèse que développe Frédéric Kaplan dans « Comment le roman a transformé l’écriture savante », pour répondre aux « Cassandre » qui annoncent la fin du livre. C’est le cas de l’éditeur numérique Tim O’Reilly, qui vient de supprimer les DRM (mesures techniques de protection) de ses ebooks.
Interviewé dans Forbes : « Tim O’Reilly on Piracy, Tinkering and the Future of the Book », le père du Web 2.0, évoque, non pas la mort de l’imprimé, mais la transformation du marché du livre. Il prend l’exemple de la carte, qui s’est complètement transformée (elle disparaît en tant que telle avec le GPS). La carte imprimée n’existe presque plus et les cartes numériques contiennent des adresses et signalent les stations d’essences et les commerces des environs. Le livre n’est pas encore parvenu à ce stade. Les ‘liseuses’ ressemblent à des tablettes de pierre où l’on aurait rassemblé des photocopies de pages …

Mais bientôt les annotations des lecteurs vont devenir aussi importantes que le livre lui-même … ! C’est l’idée que James Brindle défend dans « Walter Benjamin’s aura : Open bookmarks and the future eBook » où l’on retrouve l’ »aura » chère à Walter Benjamin.
Les signets (bookmarks), placés par des lecteurs dans les livres sur leurs étagères électroniques (bookshelf), forment une aura d’un nouveau type … ;–) Or, les éditeurs n’ont pas l’air de comprendre la valeur des annotations et l’importance de pouvoir les partager. Même les notes en bas de page disparaissent et les références sont publiées séparément … !

Frédéric Kaplan prend le contrepied de ce point de vue en reprenant l’exemple de la carte. Dans « How books will become machines » (23/08/11), il se sert de l’exemple de “la mécanisation des cartes pour discuter de l’avenir du livre », en opposant « les technologies et les motivations de l’encyclopédisme avec celle du livre ». Les cartes sont devenues un « système géographique interactif », comme la plupart des outils intellectuels (tableurs), elles vont être transformées en machines.
Au contraire de l’Encyclopédie, qui est un système ouvert, la fonction du livre est d’organiser un discours dans un volume clos. Le livre se trouve aujourd’hui a un croisement : ou bien il fusionne avec le courant intellectuel et technologique dominant, au risque de perdre sa fonction structurante, ou bien il continue son chemin dans un nouveau « corps » capable de survivre dans un monde dominé par le modèle encyclopédique …

Face à « La tentation de l’encyclopédisme », « aux vertus libératrice de la pensée ouverte, réticulée, décentralisée (mais totalisante) que permettraient internet et le web », le livre électronique reprendrait l’héritage structurant du livre papier en l’organisant dans un espace fermé (les liseuses et les tablettes). Et si certaines entreprises proposent déjà de vendre des livres, chapitre par chapitre, comme des feuilletons, il serait dommage que l’usage du numérique n’ait qu’un effet décomposant au contact du réseau. « Ces formes closes, nécessaires aux démonstrations et aux narrations, ont aussi leur place dans le monde qui vient ».

Personnellement, je privilégierais les liseuses dédiées de type « Kindle » sur les tablettes multifonctions, d’abord pour des raisons physiologiques – l’encre électronique ne fatigue pas les yeux – et ensuite, parce qu’on est moins « distrait » sur ces supports que dans environnement web (messagerie, jeux, vidéo, etc..), même si les « applis » conservent l’aspect intime d’un club fermé…

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