Le retour des sciences sociales : «Humanités ou humanisme numérique(s) » ?

Après avoir régné sans partage sur l’intelligentsia occidentale, notamment en France, dans les années 1960-70, les sciences humaines et sociales (SHS) ont subi un repli dans les années 1980-90 – les « années fric » du capitalisme financier et surtout de la disparition des idéologies … Elles reviennent aujourd’hui sur le devant de la scène, mais elles se sont entre temps mondialisées et hyper-spécialisées. Mais surtout elles disposent désormais d’outils plus performants : les « Humanités numériques ».
C’est ce qu’explique le sociologue Michel Wieviorka dans un entretien à Libération la veille du colloque international « Penser global »

Mais que sont donc ces « Humanités numériques » ? D’après Wikipédia, c’est « un domaine de recherche au croisement de l’informatique, des arts, lettres, sciences humaines et sciences sociales ». Elles permettent, par l’utilisation des outils numériques, la modélisation et la représentation graphique d’oeuvres et de pratiques sociales, mais aussi « la prise en compte des contenus numériques comme objets d’étude ».

C’est aussi cette dimension scientifique que Bruno Latour veut utiliser dans son concept d’ »Humanités scientifiques » qui sera l’objet de son CLOM (Cours en Ligne Ouvert et Massif) « Scientific Humanities » sur la plate-forme de France Université Numérique (FUN). Il s’agit de prendre en compte les conditions de production de ces disciplines et de les évaluer à l’aune d’un processus cognitif. C’est dans cette optique que les différentes opinions qui se reflètent dans les pratiques sociales que sont la politique, la morale ou la philosophie, sans oublier les oeuvres littéraires et artistiques, pourront être analysées et représentées grâce aux outils numériques. Car seuls ces outils informatiques seront en mesure de traiter la quantité industrielle de données, le « Big data » dont on dispose désormais..

Deux grandes manifestations ont remis cet automne, les sciences humaines et sociales au centre des préoccupations numériques :
Horizon 2020 – Perspectives européennes pour les sciences. Vilnius, 23-24 septembre 2013
Forum Mondial des sciences sociales. Montréal, octobre 2013

Mais en se soumettant à la logique du numérique, la société et les SHS ne risquent-elles pas de perdre l’humanisme qui les caractérisaient les Lumières ou la Renaissance ?
« Pour un humanisme numérique », c’est le défi que lance le philosophe canadien Milad Doueihi, dans un essai récent. Le numérique, à travers « le code informatique fondé sur le calcul, romprait avec notre rapport historique à l’écriture et aux pratiques lettrées ». Tout y passe : le droit, les modèles économiques et politiques. « L’informatique a cette propriété d’encourager le passage et l’expression de toute activité à ces propres termes ». Le numérique opère une rupture historique avec l’humanisme classique… D’où la nécessité de penser un « humanisme numérique » pour nous préserver d’une « robotisation » de l’humain.

Mais n’est-ce pas aussi ce que défendent les partisans des Humanités numériques comme Wieviorka ? Car il ne s’agit pas de réduire la recherche en SHS aux seules mesures (souvent quantitatives) permises par ces nouveaux outils. Même si la figure de l’intellectuel, dominant la scène culturelle, est en train de s’estomper au profit d’une plus grande collaboration des chercheurs entre eux, mais aussi avec le grand public, grâce à internet et aux réseaux sociaux, les « digital humanities » ne se réduisent pas à une boite à outils. Elles permettent aussi de prendre en compte les contenus numériques comme objets d’étude. En devenant objet de la recherche, les différents usages et pratiques numériques ne vont pas de prendre le dessus. Les chercheurs restent les sujets de leurs travaux, et ne risquent pas de se transformer en « cyborgs », hybrides bio-électroniques que les « Transhumanistes » attendent comme le Messie.
C’est, en effet, contre cette nouvelle croyance, le Transhumanisme, la « Singularité » de Ray Kurzweil, que Milad Doueihi veut lutter en prônant le retour à un nouvel humanisme, à une nouvelle éthique face à la « conversion numérique ».

Wieviorka, Michel. – Mettre le numérique au service des humanités. – Libération, 10/05/13

Humanités numériques. – Wikipedia

Latour, Bruno. – Scientific Humanities : MOOC. – FUN, 2014/01-03

Douihei, Milad. – Pour un Humanisme numérique. – Paris : Seuil, 2011. – (La librairie du 21e siècle)

Féraud, Jean-Christophe. – Pour un humanisme numérique. – Libération, 20/10/13

Vilnius Declaration. – Horizons for Social Sciences and Humanities. Vinius (Lithuania), 24 september 2013

Wieviorka, Michel. – Horizons for Social Sciences and Humanities : what follows Vilnius ? Michel Wieviorka Sociologue – Hypothèse.org, 23/09/13

Transformations sociales et ère numérique. – Forum mondial des sciences sociales 2013. Montréal

World Social Science Forum: Building a global platform for social sciences in the digital age. – Impact of Social Sciences – Blog LSE, 09/10/13

Transhumanisme. – Wikipedia

Humanity+ : Elevating the Human Condition

Kurzweil, Ray. – The singularity is near : when huamans transcend biology. – New York, Toronto, London : Penguin Books, 2005

Vion-Dury, Philippe. – Le transhumanisme français : que des surhommes, pas des sous-hommes. – Le Nouvel Observateur, 03/11/13

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