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Après le confinement, quel avenir pour le télétravail ?

cd580e_d6dfa6cd9d734264ad77a1151bb30499~mv2Pendant le confinement dû à la pandémie de coronavirus, un grand nombre de salariés et de travailleurs indépendants ont été obligés de travailler à distance, en général depuis leur domicile. Fin avril, la Ministre du travail avançait le chiffre de 5 millions de télétravailleurs depuis la mi-mars, soit près d’un quart des salariés français. La plupart avaient peu ou pas d’expérience de ce mode de travail, comme les enseignants du primaire ou les employés peu qualifiés. Sans oublier que pour beaucoup, leurs enfants étaient aussi confinés à la maison et qu’ils devaient partager avec eux les lieux et les outils (ordinateurs, connexion) nécessaires à leurs activités et souvent les aider dans leurs apprentissages ! (voir Prospectibles sur l’enseignement à distance).

Comment se dessineront le marché et l’organisation du travail après le confinement ? Quel part y occupera le télétravail ?

L’engouement pour le télétravail

D’après Wikipedia « Le télétravail est une activité professionnelle effectuée en tout ou partie à distance du lieu où le résultat du travail est attendu. Il s’oppose au travail sur site, à savoir le travail effectué dans les locaux de son employeur. Le télétravail peut s’effectuer depuis le domicile, un télécentre, un bureau satellite ou de manière nomade ».

Paradoxalement, cette activité à domicile, que certains avaient découvert pendant les grèves des transports de décembre 2019 et janvier 2020, a été plébicitée par 62% des Français si l’on en croit le sondage de l’étude Deskeo d’avril 2020. Bien sûr, l’élimination du temps de trajet domicile-travail y est pour beaucoup. C’est plutôt surprenant, car si le développement du travail à distance est évoqué depuis près de 20 ans, cette pratique a concerné très peu de personnes depuis en France. Selon une publication de la Dares, citée par Christophe Bys dans l’Usine Nouvelle, seuls 3% des salariés le pratiquent régulièrement, au moins une fois par semaine

Thierry Pech, directeur du think tank Terra Nova, interviewé par Philippe Minard dans la Dépêche, décrit ainsi la typologie des télétravailleurs « Ce sont plutôt des cadres, des professions intellectuelles supérieures (ingénieurs, professeurs etc.) qui vivent dans des métropoles et singulièrement en Ile-de-France. Ils travaillent majoritairement dans des grandes entreprises. Déjà avant la crise, la sociologie des télétravailleurs correspondait à des formations et des revenus plus élevés que la moyenne. ». On comprend que ces salariés ont de meilleures conditions à leur domicile qui leur facilitent leur activité à distance. De plus, ce sont en général des personnes plus autonomes qui organisent eux-mêmes leur travail. Ceux qui le pratiquaient avant le confinement n’y consacraient en général que 20% de leur temps de travail : une journée, deux jours au maximum par semaine … teletravail-sieste-travail-a-domicile-repos

En revanche, d’autres ont ressenti beaucoup plus de pénibilité. Ils concernent à 18%, des emplois moins qualifiés. Parmi les insatisfaits, on trouve des femmes de moins de 50 ans, chargées de famille, avec des enfants de moins de 12 ans et des ‘novices’, mal préparés et moins bien équipés. Comme le rapporte Amandine Caillol dans Libération, citant une personne répondant à l’enquête ‘Montravailadistancejenparle’ : « le télétravail ‘concon’ (confiné, contraint) est-il vraiment du télétravail ?». Dans ce cas le télétravail a été imposé à des salariés pas toujours habitués, formés ou volontaires pour ce type d’activité. Ils en ressentent plutôt les effets négatifs. Alors que le télétravail représente un gain de temps, la liberté d’organisation pour les uns, c’est l’isolement, l’empiètement sur la vie de famille pour les autres …

La sociologue Danièle Linhart analyse ces aspects négatif dans son interview dans Libération. « L’isolement des salariés en télétravail peut favoriser un climat anxiogène et nuire à la créativité stimulée par le collectif ». Avant la pandémie, les managers voulaient que les salariés soient ‘heureux au travail’ avec la création de ‘Chief Happiness officers’, mais aussi avec des contraintes et des contrôles à travers des ‘process’, des normes et des protocoles. Avec la personnalisation des objectifs des salariés, on a voulu invisibiliser les liens de subordination. Pendant la crise sanitaire, on a dit aux travailleurs de rester chez eux pour protéger leur santé, mais en même temps, on a développé la surveillance en ligne et la traçabilité numérique.

Le travail est déconnecté de sa finalité sociale : l’activité atomisée ne fait pas partie d’un tout. On a beaucoup évoqué l’autonomie du salarié en télétravail, mais pour le salarié non-cadre, le mécanisme du contrôle perdure. Il a du mal à influer sur une décision, c’est plus difficile pour lui de peser collectivement à distance.

C’est aussi ce que constate Christophe Degryse, chercheur à l’Institut syndical européen, dans sa tribune au Monde en soulignant les effets pernicieux et les conséquences sociales de la prétendue ‘libération des contraintes du télétravail. « En s’installant dans la durée, les nouvelles pratiques de télétravail commencent à révéler quelques signes d’un impact social plus profond que celui attribué à un déplacement du lieu de fourniture du travail. ». C’est le bien-être au travail qui est remis en cause. L’enquête britannique IES Working at Home Wellbeing d’avril 2020 recense une augmentation des douleurs musculo-squelettiques, une activité physique en baisse, des horaires de travails trop longs et irréguliers, mais surtout un manque d’interactions sociales, un déséquilibre entre vie professionnelle  et vie privée, un sentiment d’isolement. « Comme le note Neil Greenberg, spécialiste de la santé mentale au travail, les gens commencent à se demander s’ils travaillent à la maison ou s’ils dorment au bureau. ». photo-teletravail-e1489502939462-654x327

La souffrance au travail apparaît aussi dans l’article d’Anne Rodier dans Le Monde : « Pour beaucoup de salariés, le télétravail est devenu synonyme de tensions, de stress, de burn-out. Au bout de deux mois, il y a déjà un phénomène d’usure. » qui cite Eric Goata, directeur général du cabinet Eléas, spécialisé dans la prévention des risque psycho-sociaux : « Les salariés parlent d’abandon, de solitude, de surcharge cognitive liée au trop grand nombre d’informations à traiter, de surcharge de travail, d’un sentiment d’être surveillé à l’excès par les managers, des difficultés à coopérer avec les collègues et de l’impossibilité de concilier vie privée-vie professionnelle ».

Inégalités entre travailleurs : repenser l’organisation du travail

On l’a vu pendant le confinement, il y avait ceux qui pouvaient se mettre en télétravail et ceux qui ne le pouvaient pas. Un certain nombre de personnes ont continué de travailler sur site à leur poste de travail ou ont été mis en chômage partiel ou total : les soignants et les emplois essentiels, bien sûr, mais aussi d’autres professions. Comme le souligne Thierry Pech, « ll y a certainement une France qui rêve de télétravailler mais qui n’a pas accès à cette organisation. Dans notre échantillon, il y a peu d’ouvriers et d’employés et peu de petite classe moyenne. » C’est aussi ce qu’affirme François-Xavier de Vaujany, professeur de management dans sa tribune au Monde : « il ne faut pas oublier que plus de 90 % des travailleurs français sont des salariés (de plus en plus souvent en CDD) » A terme, ces catégories professionnelles pourraient y être inclues : la saisie de commandes, par exemple, pourrait aussi bien se faire à domicile.

Mais entre-temps, le confinement aurait mis 1,1 million de Français au chômage, comme le signale Maxime Vaudano dans Le Monde. Même s’il s’agit essentiellement de ‘reclassement’ de précaires en activité réduite, on constate néanmoins très peu de retour à l’emploi … Et  selon Cyprien Batut cité par Lomig Guillo dans Capital, 10% des emplois qualifiés pourraient être délocalisés ! Cela concernerait surtout des hommes et des jeunes : paradoxalement, ce sont les professions les plus intellectuelles qui sont menacées ! La Commission européenne prévoit néanmoins un taux de chômage supérieur à 10% pour la France pour fin 2020 …

teletravail_1Cela implique de repenser toute l’organisation du travail. La disparition du temps de transport domicile-travail représente un triple bénéfice écologique et économique, pour le salarié bien sûr, mais surtout pour l’entreprise et les collectivités locales. La perte de productivité du travail à distance n’a pas dépassé les 1% pendant le confinement. La généralisation du télétravail permettrait de désencombrer les villes et les entreprises auraient besoin de moins d’espaces de bureaux. PSA a déjà prévu que ses salariés du tertiaire, les commerciaux et la recherche-développement ne passeraient qu’une journée et demie par semaine sur le site.

Garder pratiquement la même productivité en travail à distance ? Pas si sûr, car sans contacts humains les relations manager-collaborateurs se dégradent. Le télétravail devrait pouvoir accélérer la mutation entre le management hiérarchique, vertical et contrôleur vers un management plus mature. Pendant le confinement, ce n’était pas vraiment du télétravail, plutôt une poursuite de l’activité à distance. Il n’y a pas eu de projets organisés et pilotés. La recherche sur le télétravail indique que l’on peut travailler deux ou trois jours au maximum à distance pour éviter l’isolement et maintenir la cohésion au sein des équipes. index-teletrPC

Le management à distance exige des compétences spécifiques. On ne peut pas reproduire à distance la même organisation qu’à proximité, le même nombre de réunions, les mêmes lignes de reporting… Comme le soulignent les deux managers Gauthier Franceus et Nicolas Saydé dans Le Monde, « le confinement est un excellent baromètre pour évaluer la manière dont circule l’information dans les équipes. Comment trouver un équilibre entre une surabondance d’informations pas toujours utiles et un manque de communication qui empêche l’équipe d’avancer ? ». Ils se posent aussi la question de la confiance dans le travail à distance « Pour certains managers, cela peut se traduire par un besoin de plus de contrôle […] D’autres managers en profitent au contraire pour lâcher prise, pour donner encore plus d’autonomie à leurs collaborateurs ».

Le rapport au temps et à l’espace de travail de même que les manières de travaille sont à repenser. Si la présence sur le lieu de travail est remise en question, c’est tout le référentiel de travail qui est à réinventer. Comme le rappelle Christophe Degryse, l’organisation industrielle du travail au 18e siècle emprunte les principes du théâtre classique : unité de lieu, de temps et d’action « Le travail humain se « fixe » dans un lieu précis (l’atelier, plus tard l’usine, les bureaux), pour une durée déterminée (la journée de travail), dans le cadre d’une unité d’action (les travailleurs sont collectivement impliqués dans un seul processus de production). ». Ces trois unités vont structurer le modèle social des pays industrialisés : amélioration des lieux de travail (santé, sécurité), encadrement du temps de travail, développement d’un esprit collectif (culture d’entreprise, négociations collectives).

C’est toute cette construction qui pourrait être remise en jeu « Avec le travail à distance s’érodent le lieu et les horaires de travail, les interactions sociales, voire l’esprit collectif. Les conséquences en seraient que toutes les protections liées à ces unités s’éroderaient elles aussi ». Il faut donc inventer de nouvelles unités structurantes pour un modèle social et numérique.

Mise en place de nouveaux « lieux de travail » virtuels où les télétravailleurs pourraient se réunir et partager leurs expériences ; des unités de temps compatibles avec la vie privée : droit à la déconnexion ; des unités d’action à réinventer : organisation du travail en équipe et organisation de la représentation collective …

Comme l’énonce Fanny Léderlin dans Libération, le télétravail devient « l’enfer sans les autres » ! « En évitant les ‘dérangements’ de la vie de bureau – les bavardages, les pauses café ou clope, les demandes de coup de main sur d’autres dossiers – le télétravail permettrait d’être plus performant ». […] « Libéré de toute entrave, le sujet performant n’écoute que lui-même ». Le télétravailleur s’expose ainsi, non pas à la tyrannie des managers, mais à la sienne propre !

C’est contre cette dérive que les syndicats s’élèvent sur France Inter « Le télétravail ne doit pas rester une zone de non-droit ». Pour la CGT les employeurs doivent prendre en charge les frais professionnels ; la CFDT, l’UNSA et la CFTC ont publié une liste de propositions communes : L’entreprise doit fournir les outils, respecter le droit à la déconnexion et 100% de télétravail n’est pas souhaitable. Le travail en équipe reste important pour éviter l’isolement pour FO. « Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, imagine, lui des espaces de coworking en bout de ligne RER. Le télétravail mérite en tout cas qu’on ouvre une discussion, en faisant attention, dit-il, à l’intérieur des entreprises, à ne pas opposer les cols bleus et les cols blancs. ». Même, Geoffroy Roux de Bézieux, le président du MEDEF, cité dans Le Parisien, estime que le télétravail ne devrait pas devenir la norme car « cette « solution » a  amené beaucoup de satisfaction pour certains salariés mais aussi des contraintes, des burn-outs, des problèmes de management au sein des entreprises ».

Une réflexion sur la mise en place du revenu universel s’impose aussi dans cette période de crise économique et sociale. L’Espagne l’a déjà adopté et l’idée progresse d’autres pays européens dont la France, comme l’indique France 24. Antoine Dulin, qui préside la Commission Insertion et jeunesse du Conseil économique social et environnemental (CESE) réclame par ailleurs l’extension du CSA aux moins de 25 ans « Les jeunes sont les outsiders du marché de l’emploi. Quand ce marché se contracte, ils en deviennent les variables d’ajustement. » interview par Laure Bretton dans Libération. securite-informatique1

Sécurité des outils et surveillance électronique

Comme pour l’enseignement à distance, la question de la sécurité des outils de communication se pose pour le télétravail.

Le service de visioconférence Zoom qui avait été critiqué pour ses failles de confidentialité et de sécurité a sorti une version chiffrée mais payante de son logiciel. Eric Yuan, Le PDG de cette société, cité dans Le Monde, justifie cette décision pour ne pas permettre à des criminels de passer à travers les mailles de la police … !

Philippine Kauffmann explique dans Libération « Depuis le confinement, de nombreuses entreprises ont fait installer à leurs salariés le logiciel américain Hubstaff, qui calcule leur «temps effectif» en enregistrant leurs mouvements de souris. Un exemple parmi d’autres du contrôle et des pressions subis par certains travailleurs à domicile. Une jeune analyste s’émeut du fait qu’elle n’ose plus lire un article ou aller sur twitter ; elle se demande si cette surveillance ne va pas continuer quand elle reprendra son travail au bureau … ». Gwendal Legrand, secrétaire adjoint de la CNIL reconnait dans une interview à Libération, « que les systèmes de ‘Keyloggers’ ces logiciels qui permettent d’enregistrer à distance toutes les actions accomplies sur un ordinateur sont en général hors limites ». Christophe Degryse le souligne aussi dans sa tribune « Si l’employeur accepte le travail à distance, c’est aussi parfois parce que les possibilités de contrôle de l’employé sont désormais infinies : surveillance non détectable de l’activité du clavier, de l’utilisation des applications, captures d’écran, activation de la webcam… La nouvelle normalité du télétravail, ici plutôt dystopique, peut aussi être celle d’un capitalisme de surveillance. »images-teletr

Serries, Guillaume. – Pour le Medef, le télétravail, ce n’est pas normal.ZDNet, 05/06/20

Dulin, Antoine ; Bretton, Laure. – Chômage « Pendant les crises, les jeunes sont les variables d’ajustement »: entretien. – Libération, 04/06/20

Kauffmann, Philippine. – Télétravaillez vous êtes fliqués. - Libération, 02/06/20

Bordet, Marie. – « Mon patron a piqué une gueulante et exigé le retour des salariés au bureau ». Le Point, 01/06/20

Cramer, Maria ; Zaveri, Mihir. – Working From Home Has Benefits Some Don’t Want to Lose. – The New York Times, 05/05/20 updated 31/05/20

Pech, Thierry ; Minard, Philippe. – « Le télétravail pointe la vétusté des relations professionnelles ». – La Dépêche, 30/05/20

Franceus, Gauthier ; Saydé, Nicolas. - Télétravail : les vices cachés de l’organisation. – Le Monde, 29/05/20

Degryse, Christophe. – « Les gens commencent à se demander s’ils travaillent à la maison ou s’ils dorment au bureau ». – Le Monde, 29/05/20

Jean, Aurélie ; Mouton, Robert. – « La numérisation professionnelle doit s’accompagner d’une régulation sociale ». - Le Monde, 29/05/20

Vaujany, François-Xavier de. – « Hommage au travail ‘ordinaire' ». – Le Monde, 29/05/20

Vaudano, Maxime. – Le confinement a-t-il vraiment mis 1,1 million de Français au chômage. – Le Monde, 29/05/20

Funes, Julia de. – « Le télétravail modifie notre rapport au travail. Il lui redonne sa juste place ». – FranceInfo (vidéo), 29/05/20

Lachaise, Alice. – Télétravail : mise en place, droits, obligations. – Juritravail, 25/05/20

Demas, Juliette. – Le télétravail à vie pourrait transformer Dublin. – Ouest-France, 24/05/20

Rodier, Anne. – « Je ne veux plus télétravailler », « Franchement, j’en ai ma dose » : les dégats du télétravail. – Le Monde, 23/05/20

Gérard, Aline. - Quand le télétravail bouscule les managers. – Ouest France, 23/05/20

Souffi, Emmanuelle. – L’économiste Gilbert Cette « L’essor du télétravail recèle des potentiels économiques énormes ». – Le Journal du Dimanche, 23/05/20

Guillo, Lomig. - « Avec le télétravail, 10% des emplois qualifiés pourraient être délocalisés ». – Capital, 22/05/20

Calignon, Guillaume de. – Sondage exclusif : les Français séduits par le télétravail. – Les Echos, 19/05/20

Chartier, Mathieu. – La Silicon Valley étudie la généralisation du télétravail pour le « monde d’après ». – Les numériques, 18/05/20

Caulier, Sophy. – Coronavirus : le télétravail met en danger la confidentialité des entreprises.Le Monde, 18/05/20

Fily, Hélène. – L’avenir du télétravail en France fait débat entre syndicats et patronat. – France Inter, 17/05/20

Léon, Emmanuelle. – Le Covid19 sonnera-t-il la fin du travail tel que nous le connaissons ?Slate, 14/05/20

Garric, Audrey ; Lemarrié, Alexandre. – Autonomie sanitaire, revenu universel, télétravail : les propositions citoyennes pour ‘le jour d’après’. – Le Monde, 13/05/20

Afshar, Vala. – Télétravail : la perte de productivité moyenne est de 1%. – ZDNet, 13/05/20

Télétravail ou travail confiné ? Observations et premiers constats. – Laboratoire d’Analyse et de Décryptage du Numérique – Mission Société numérique, 02/05/20

Cailhol, Amandine. – Télétravail : le boulot compresseur. – Libération, 29/04/20

Linhart, Danièle ; Mouillard, Sylvain. – Télétravail : « L’activité se trouve déconnectée de sa finalité sociale » : entretien. – Libération, 29/04/20

Plantey, Yvan ; Pétillon, Catherine. – Avec le Covid-19, un « télétravail forcé et dégradé ». – France Culture Hashtag, 17/04/20

62% de Français voudront faire plus de télétravail après le confinement. – Deskeo, 14/04/20

Bergeron, Patrice. – Le télétravail génère du stress chez les employés de l’Etat. – La Presse (Québec), 31/03/20

Bys, Christophe. – Le 100% télétravail en période crise, une organisation qui nécessite des process. – L’Usine digitale, 19/03/20

Bouthier, Baptiste. - Le télétravail, un truc de cadres parisiens ?Libération, 11/12/19

 

Entre l’automatisation du travail et la fin annoncée du salariat, les mutations de l’emploi

L’automatisation, l’intelligence artificielle et la mondialisation sont en train de transformer rapidement  la structure du travail et de l’emploi. Depuis les années 1980, on assiste à la fin du plein emploi et l’ascenseur social est en panne. Face à la disparition prochaine d’un grand nombre d’emplois dans l’industrie et les services, l’anxiété des classes populaires se traduit par une défiance vis-à-vis de la classe politique et l’inquiétude de ne plus pouvoir conserver dignement leur train de vie.applications

L’économie des plateformes (la’gig economy’) qui substitue progressivement le statut d’auto-entrepreneur à celui de salarié commence à être remise en question en France et ailleurs dans le monde. L' »Amendement Taché » et l’arrêt « Take it Easy » ont mis un coup de frein à l’ubérisation en instaurant des chartes de régulation pour ces systèmes et en requalifiant des travailleurs indépendants en salariés. Ce sujet a déjà été traité dans Prospectibles.

Certains trouvent de nouvelles formes de revenus dans les ‘microtâches’ que les plateformes proposent pour alimenter les algorithmes des systèmes d’intelligence artificielles. Ces « ouvriers du clic » n’ont aucune reconnaissance officielle et bouclent leurs fins de mois pour quelques centaines d’euros sans aucune protection sociale.

Si, comme le constate Hubert Guillaud dans son post « Fuck Work ! … Et puis ?», « la rémunération devient (presque) inversement proportionnelle à l’utilité sociale » ou que « le capital soit depuis longtemps infiniment plus rémunérateur que le travail, force est de constater que le lien entre travail et revenu est de plus en plus ténu» . LMS3

La polarisation des emplois

D’après le dernier rapport de l’OCDE, 50% des emplois pourraient disparaître (14%) ou être radicalement transformés (32%) du fait de l’automatisation d’ici 15 ou 20 ans. Stefano Scarpetta, responsable de l’emploi à l’OCDE enjoint les gouvernements à agir rapidement contre les effets de cette mutation au risque d’affronter d’importantes dégradations dans les relations économiques et sociales. « Le rythme de ce changement s’annonce époustouflant : les filets de sécurité et les systèmes de formations, construits depuis des décennies pour protéger les travailleurs ont du mal à résister aux grandes tendances qui changent la nature du travail. Alors que quelques uns bénéficieront de l’ouverture des nouvelles technologies aux nouveaux marchés, d’autres travailleurs, peu qualifiés, subiront les conséquences de la ‘gig economy’ (ubérisation). « De profonds et rapides changements structurels apparaissent à l’horizon, apportant avec eux de nouvelles opportunités, mais aussi une plus grande incertitude pour ceux qui ne sont pas équipés pour s’en saisir ».  L’organisation souligne l’écrasement des classes moyennes, les pertes d’emplois en raison des avancées technologiques et l’extension du mécontentement dans les pays riches. Ces changements vont toucher certains travailleurs plus que d’autres, particulièrement les jeunes sans formations et les femmes, souvent sous-payées et sous-employées.  Bruno Palier arrive aux mêmes conclusions dans un article de Cogito, en soulignant la polarisation des emplois entraînée par l’automatisation et l’informatisation des activités. Cette polarisation se traduit, non seulement par des inégalités de revenus croissantes, mais elle débouche aussi sur une révolte politique des classes sociales intermédiaires ». On a longtemps cru que les nouvelles technologies n’affecteraient que les emplois les moins qualifiés, or depuis quelques années, ce sont les emplois intermédiaires qui disparaissent du fait de l’automatisation, et ce, aussi bien dans l’industrie que dans les services (automates bancaires, caisses automatiques dans les supermarchés). Dans le même temps des emplois très faiblement rémunérés et précaires se développent dans les secteurs des transports, de l’hôtellerie, des services aux personnes, etc. « La polarisation des emplois menace ainsi une partie de la société qui a longtemps bénéficié de la croissance économique et des perspectives de mobilité ascendantes, à savoir une partie des classes moyennes ». Si les perspectives de disparition des emplois restent encore lointaines, on voit déjà l’angoisse que cela génère chez les classes menacées avec la multiplication des partis extrémistes et anti-système dans les démocraties avancées. On assiste à une révolte politique de ces celles-ci face à ces menaces de déclassement.

La reprise en main des « ubérisés »

Le système de l’économie des plateformes a d’abord séduit une partie de jeunes travailleurs pour la liberté et la applicationssouplesse d’organisation que ces applications permettaient. Au début, ils étaient plutôt satisfaits de leur rémunération. Comme l’évoquent des intervenants à un colloque sur le sujet à Paris Dauphine, cité par Dominique Méda dans sa chronique au Monde « Les chauffeurs Uber apprécieraient l’autonomie permise par leur statut et n’ambitionneraient en aucune manière de rejoindre la condition salariale, synonyme de subordination ». C’est aussi le sentiment de Yacine, ‘juicer’ (chargeur de trottinettes électriques) à Paris « Ce job permet de travailler dehors, d’être libre de son temps, de ne pas avoir de patron ». Yacine n’a pas de patron, si ce n’est l’algorithme de l’application Lime sur son smartphone. « C’est l’appli qui donne la marche à suivre : où trouver les trottinettes, où les replacer, combien elles rapportent. C’est elle aussi qui lui attribue une note de satisfaction dont dépend le nombre maximal de trottinettes qu’il est autorisé à recharger chaque jour ».  Mais il déchante quand le prix baisse « Sept euros, c’était honnête ; Cinq euros, c’est juste, je pense chercher autre chose ». Comme le constate Grégoire Leclerc, coordinateur de l’observatoire de l’ubérisation cité dans l’article, « Cette activité ne me choque pas tant qu’elle reste un job d’étudiant. Le problème c’est quand on le propose à des gens qui cherchent un revenu décent. Là, on les piège. ». Pas de mutuelle, pas de chômage, pas de congés payés, pas de salaire minimum, pas de couverture maladie ou accident du travail : « Toutes les sécurités consécutives au droit du travail n’existent pas pour ces gens-là » renchérit Karim Amellal, auteur de la Révolution de la servitude.

Face à cette situation, deux solutions ont été proposées : des chartes reconnaissant le statut hybride de ces travailleurs. La loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel tend à faire converger le statut de salarié et de travailleur indépendant. Jean-Emmanuel Ray, Professeur de droit à Paris1-Panthéon-Sorbonne, défend cette approche dans son article du Monde. « L’enjeu est de protéger les coursiers de cette plateforme, ces ‘tâcherons 3.0’, corvéables à merci. Mais aussi d’éviter une concurrence déloyale, avec le risque d’une contagion à la baisse pesant sur les conditions de travail ». Pour ce juriste, l’opposition entre heureux salarié et travailleur indépendant honteusement exploité est un peu courte : « Restée sur le modèle militaro-industriel des ‘Trente glorieuses’, cette approche est mal adaptée à la « Révolution de l’immatériel ». En cas de dépôt de bilan de plateformes, que deviendront les dizaines de cyclistes Deliveroo et autres chauffeurs Uber, souvent discriminés à l’embauche, et pour lesquels il est plus facile de trouver des clients qu’un employeur ? « Ces travailleurs chercheraient donc moins un patron que le très protecteur régime général de la Sécurité sociale, lié à l’existence d’un contrat de travail. ».

La loi du 5 septembre 2018 cherche à faire converger les statuts et vise à « sécuriser les mobilités en allant vers plus de sécurisation sur les personnes, non sur les statuts ».Avec, à terme, une protection sociale universelle, facilitant les transitions dans une économie de l’innovation où le travailleur passe d’un statut à l’autre.

L’article 20 du projet de loi d’Orientation des Mobilités introduit la possibilité pour les plateformes numériques mettant en rapport clients et travailleurs indépendants prestataires de services d’adopter une ‘Charte sociale’ octroyant aux prestataires différents types de prestations sociales. Le projet de loi entend mettre fin au flou juridique qui a abouti ces derniers mois à plusieurs cas de requalification par les tribunaux des contrats liant plateformes et indépendants en contrats de travail salarié. Mais l’article 20 a suscité une vive polémique et a été finalement été supprimé au Sénat.

« Les plateformes numériques de travail se construisent sur un modèle économique qui contourne les règles du droit social. L’employeur se fait intermédiaire, le salarié devient un prestataire. La désactivation est une rupture contractuelle euphémisée. Cette torsion de la réalité favorise la multiplication des pratiques déloyales, le dumping social à grande échelle. Si Uber est une société de transport et Deliveroo une société de livraison de repas, elles ont besoin de travailleurs qui réalisent l’activité qu’elles développent. Elles les paient à la tâche, sans leur offrir la moindre protection sociale, sans leur reconnaître le moindre droit. Bien plus qu’une charte, il faut une réelle présomption de travail du salarié. » Fabien Gay, sénateur de Seine Saint-Denis :  discussion de l’art. 20.

Dans une tribune au  Monde, le Conseil national du numérique, présidé par Salwa Toko s’oppose à la mise en place des chartes unilatérales de responsabilité sociale des plateformes prévues par la loi d’orientation des mobilités. Le principe de l’adoption d’une charte inscrit la relation qui lie les travailleurs à leur plateforme en droit commercial et non en droit du travail. « Souhaite-t-on aujourd’hui déléguer à des entreprises britanniques (Deliveroo) ou américaines (Uber) le soin de déterminer de quelle protection sociale doivent bénéficier des travailleurs français ? ».

Pour Karim Amellal, enseignant à Sciences Po, dans son interview au Monde « Derrière le discours des plateformes, la réalité s’apparente bien souvent à une régression sociale, un retour au monde d’avant. Le capitalisme technologique fait voler en éclat tous les acquis sociaux obtenus depuis la fin du 19e siècle. On se retrouve avec des conditions de travail dignes des canuts ou des ouvriers de Germinal ». Malgré l’impression de liberté qu’elles suggèrent, la plupart des plateformes ont un fonctionnement ‘top-down’ très classique, où les règles sont entièrement décidées au sommet de la pyramide. De plus, le modèle économique de ces géants du numérique est fragile. Les plateformes ne sont pas toujours rentables malgré leur valorisation qui se chiffrent en dizaines de milliards de dollars. Les décisions de justice qui ont récemment donné gain de cause aux travailleurs indépendants (arrêt ‘Take it Easy’, contrat de travail pour chauffeur Uber), bousculent le modèle économique des plateformes qui repose sur un coût du travail le plus faible possible, et vont forcer les plus prédatrices à s’adapter.

reseauxLes « ouvriers du clic » : la main d’œuvre humaine derrière les algorithmes

En France, près de 260 000 ‘travailleurs du clic’ effectueraient des microtâches sur leur ordinateur payées quelques centimes d’euro d’après le Rapport sur le microtravail, publié par Antonio Casilli et Paola Tabaro.

« Identifier des objets sur une image, étiqueter des contenus, enregistrer sa voix, traduire des petits bouts de texte. Ces activités, faiblement rémunérées – de quelques centimes à quelques euros la tâche – ne supposent pas de qualifications particulières. Elles sont proposées par des plateformes spécialisées qui font d’office d’intermédiaire entre les microtravailleurs et les entreprises pour lesquelles ces opérations sont exécutées ».

« Deux centimes d’euro pour cliquer sur le Figaro, 18c pour installer un logiciel permettant de lire des fichiers PDF, 36 pour inscrire ses coordonnées dans une demande de devis pour ‘Speedy’ » Sarah, microtravailleuse, témoigne dans le Monde.

On distingue deux types de plateformes de microtravail

Le ‘machine learning’ n’est possible que si on fournit à la machine suffisamment de données qu’elle sait utiliser. Pour qu’un assistant vocal comme Alexa d’Amazon puisse comprendre les demandes qu’on lui adresse, il faut une grande masse de langage naturel humain, avec une pluralité d’accent dans toutes les langues où l’outil va être utilisé. Ces opérations facilitent l’apprentissage des intelligences artificielles qui seront nourries avec ces données nettoyées et annotées.

  • Les plateformes pour les sites marchands : Loonea, Moolineo ou Ba-Click pour répondre à des sondages, s’inscrire sur des sites marchands, remplir des demandes de devis. L’objectif des marques qui ont recours à ces services est de recruter de nouveaux clients, aussi bien des lecteurs, abonnés aux newsletters que des consommateurs pour leurs produits. Les plateformes rémunèrent les microtravailleurs pour grossir les rangs des clients sans que les marques soient conscientes du procédé. La plupart des ‘missions’ consistent moins à produire un bien ou un service, qu’à vendre ses données personnelles ! Souvent les microtravailleurs se retrouvent submergés de mails et d’appels des marques qui souhaitent les transformer en acheteurs … Ils doivent déployer des trésors de stratégie pour hésiter et refuser l’offre du démarcheur et ne doivent en aucun cas avouer être rémunéré !

Ces travailleurs sont en général des femmes de 25 à 45 ans, souvent mères de famille vivant en zone rurale. Souvent plus diplômées que la moyenne, ces femmes vivent dans une grande précarité et 22% sont en dessous du seuil de pauvreté. Les microtravailleurs ne connaissent en général pas l’entreprise pour laquelle ils effectuent ces tâches, ni le projet dans lequel elle s’inscrit. Les plateformes généralistes cèdent de plus en plus la place à des structures en couches encore plus opaques. « Une plateforme s’occupe de la contractualisation, une autre de la relation avec le client, une troisième gère le paiement, et c’est sur une autre encore que s’effectuent les tâches. D’où une dilution complète du lien de subordination. Le microtravail a la particularité d’être invisible, effectué à la maison, ce qui rend toute valorisation et toute organisation collective très difficile.

Le développement du microtravail est loin d’être temporaire car il est lié à l’intelligence artificielle et à l’automatisation, notamment avec la voiture autonome. « Derrière la voiture autonome se cache une armée de microtravailleurs qui fournissent à l’IA des décryptages d’images au pixel près ». Loin de supprimer des emplois peu qualifiés, l’automatisation a besoin bien sûr, d’ingénieurs et d’informaticiens, mais aussi de microtravailleurs.

La surveillance 5202542_7_3ee3_plusieurs-tests-existent-pour-mesurer_4a49d65e5a7648af61b4aded15f8ecb3

Les outils d’automatisation et d’intelligence artificielle permettent une surveillance accrue des activités des travailleurs. On a vu l’importance de la localisation chez les livreurs et les chauffeurs VTC : à tout moment la plateforme doit savoir exactement où se trouvent les prestataires. Impossible pour eux de désactiver le GPS.

On retrouve cette utilisation des outils ‘intelligents’ pour gérer le personnel chez Amazon, comme le relate Julie Bort dans Business Insider. Dans ses entrepôts, Amazon utilise un système qui permet, non seulement de tracer la productivité des employés, mais peut aussi générer automatiquement la documentation nécessaire à leur licenciement si après des avertissements, la personne n’a pas atteint ses objectifs ! Et ce, sans l’intervention d’un superviseur humain …

Nous n’avons examiné ici que l’impact négatif du numérique sur le travail et l’emploi à partir du filtre de l’économie des plateformes qui s’est étendu sur de larges pans du secteur des services. Il existe aussi d’autres expériences où les travailleurs arrivent à se réapproprier ces outils. Ces initiatives passent souvent par l’intermédiaire de structures collectives (coopératives, collectifs, co-working) où le numérique, loin d’asservir et d’aliéner, libère la créativité et la coopération entre les acteurs. Ces expériences feront l’objet d’un prochain post.

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Kristanadjaja, Gurvan. – Accidents, agressions … Livreurs laissés sur le bord de la route. – Libération, 03/06/19

Casilli, Antonio. – De la classe virtuelle aux ouvriers du clic : la servicialisation du travail à l’heure des plateformes numériques.Revue Esprit, mai 2019

Salwa Toko : « Souhaite-t-on créer une société à trois vitesses, constituée de salariés, d’indépendants et de travailleurs au statut hybride ? »/Conseil National du Numérique : Tribune. – Le Monde, 27/04/19

Cailloce, Laure. – Ces microtravailleurs de l’ombre. – CNRS Le Journal, 24/04/19

Le Micro-travail en France. Derrière l’automatisation de nouvelles précarités au travail ?. Rapport Final Projet DiPLab « Digital Platform Labor »/Antonio A. Casilli ; Paola Tabaro, Clément Le Ludec et al. – Paris, IRES, 2019

The future of work could bring more more inequality, social tensions. – Quartz, 25/04/19

Bort, Julie. – Amazon can automatically fire warehouse workers for ‘time off task’. – Business Insider, 25/04/19

Motet, Laura. – Sarah, « travailleuse du clic » : « la nuit, je remplis des demandes de devis qui me rapportent plusieurs euros d’un coup ». – Le Monde, 25/04/19

Celli, Alessandro. – La charte des travailleurs de plate-forme « place la France en leader de l’innovation sociale en Europe ». – Le Monde, 14/04/19

Palier, Bruno. – Les conséquences politiques des changements technologiques. – Cogito, 13/04/19

Amellal, Karim ; Collas, Aurélie. – « Les travailleurs ubérisés sont les prolétaires du 21e siècle ». – Le Monde, 07/04/19

The Future of Work: OECD Employment Outlouk 2019. – Paris, OCDE, 2019

Orientation des mobilités (procédure accélérée – suite) : discussion des articles. – Sénat, 26/03/19

Collas, Aurélie. – Profession : chargeur de trottinettes, dernier-né des petits boulots de l’ubérisation. – Le Monde, 09/03/19

Transformations numériques au travail : chiffres et tendances. – Laboratoire d’analyse et de décryptage du numérique, 06/03/19

Méda, Dominique. – « Heureux comme un chauffeur de VTC ? » - Le Monde, 15/02/19

Numérisation des emplois : « Il existe un lien fort avec le sentiment d’insécurité économique et les comportements politiques »/Collectif : Zhen Im, Nonna Meyer, Bruno Palier, Jan Rovny, Chercheurs Sciences Po. – Le Monde, 15/02/19

LOI n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel (1). – Légifrance, 05/09/18 (version en vigueur au 1er juin 2019)

Ray, Jean-Emmanuel. – Quelle protection pour les travailleurs des plates-formes ?- Le Monde, 05/12/18

Guillaud, Hubert. – « Fuck work … Et puis ? ». – Internet Actu, 02/05/18

Flichy, Patrice. – Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique. – Paris : Seuil, cop. 2017. – via Google Livres

 

Travail et numérique : un nouveau paradigme ? – 2. L’entreprise et l’organisation en question

1370941087_generation_yLe numérique n’apporte pas seulement des transformations techniques sur le lieu de travail, comme on l’a vu avec l’automatisation croissante dans le post précédent, c’est toute l’organisation du travail et l’emploi qui sont remis en question.

La structure pyramidale de l’entreprise d’abord, avec son fonctionnement ‘top-down’, ne pourra pas tenir longtemps face à l’émergence de la dimension horizontale d’internet. A l’ère de la communication ‘tout azimut’ sur les réseaux sociaux, il serait difficile de ne pas prendre en compte le point de vue des salariés … Cela pourrait d’ailleurs être un des facteurs de réussite des réseaux sociaux d’entreprises (RSE) : Facebook travaille à mettre au point une version pour l’entreprise de son célèbre réseau … Et les grandes entreprises françaises ont pris la mesure de l’importance de la dimension collaborative au travail : voir à ce sujet le rapport d’octobre 2014 du groupe de travail du CIGREF  « Aujourd’hui dans les entreprises, les formes de management changent sous l’impulsion des transformations numériques qui s’opèrent. Les logiques d’efficacité opérationnelles nécessitent de s’appuyer sur les femmes et les hommes de l’entreprise ainsi que les réseaux formels et informels qu’ils constituent. L’entreprise espère ainsi fluidifier et accélérer les flux d’information, favoriser, partager les bonnes pratiques et faire émerger des idées nouvelles ».

Les « Géants du web », comme Google ou Microsoft ont aussi compris qu’il fallait laisser une certaine liberté à leurs salariés pour leur permettre de développer leur créativité. La firme de Mountain View accorde 20% de leur temps de travail à ses employés pour développer leur propre projet ; c’est grâce à cela que nous bénéficions d’applications comme Gmail, Google Maps ou d’un logiciel de numérisation de livres … formationnumerique2

L’emploi stable et permanent est en passe d’être dépassé : exit le CDI, place à l’intermittence généralisée … ! Mais avec un revenu de base pour survivre comme le souligne Xavier de la Porte, citant Thierry Crouzet dans InternetActu. Avec la croissance de la précarité, le salariat qui représente depuis deux siècles le modèle du rapport au travail, devrait peu à peu disparaître au profit d’autres formes de rapports à l’emploi. C’est aussi ce qu’explique Bernard Stiegler dans une interview sur We demain : le modèle salarial keynésien implique « de redistribuer via les salaires, une partie des gains de productivité réalisés grâce à la technologie, et constituer ainsi du pouvoir d’achat ». C’est sur ce paradigme que reposait l’Etat providence fondé sur la croissance. Mais ce modèle est sous perfusion depuis la crise de 2008 … ! C’est pourquoi il faudrait penser à une nouvelle redistribution, à un nouveau paradigme.

Si les technologies de l’information peuvent générer de nouvelles contraintes et multiplier les aspects négatifs dans l’organisation du travail (intensification du travail, morcellement de tâches, externalisation, contrôle  et surveillance accrue des salariés, sans oublier les troubles psycho-sociaux), comme le souligne Amandine Brugière dans InternetActu, elles permettent aussi une personnalisation du travail, une autre articulation entre travail et vie personnelle.

L’atelier Digiwork (Fing) a imaginé 8 scénarios pour le travail à l’ère numérique, avec pour chacun, des tendances contradictoires :

–          « numérique libéral » : précarité, chômage, outsourcing, CDD, augmentation du temps de travail, digital labor (exploitation des internautes), désengagement de la ‘génération Y’, surveillance ….

–          Le modèle ‘autonome’ : collaboration, auto-entrepreneur, porosité entre temps de travail et temps personnel, mode projet, modèle contributif, marchand ou non.

La multiplication des plateformes web peut aussi bien amener une nouvelle forme d’exploitation au service des consommateurs comme les services Uber (taxis) ou AirBn’B (chambres) que de la participation contributive à but non-marchand. Ces services s’accompagnent de collectifs de travail, impliquant des réseaux physiques et numériques, qui dépassent les limites physiques et organisationnels de l’entreprise ou de l’administration. Ces nouveaux organigrammes reposent sur le principe du « BYON » (Bring Your Own Network).

labo Ethique numerique_logoLes adeptes du télétravail peuvent se retrouver aussi dans des lieux bien matériels, les espaces de co-working. Là aussi, l’unité de lieu et de temps dans l’entreprise se dilue et se multiplie au rythme de ces nouveaux modes d’organisation. Le lieu de travail devient aussi « entreprise apprenante », grâce à la » formation de pair à pair ». Le management aussi se renouvelle dans « l’entreprise agile », il fonctionne principalement en mode projet, distribué de pair à pair : le fameux « scrumisme ».

Les jeunes aujourd’hui sont assez réalistes sur ce que l’avenir leur réserve au niveau professionnel, ils sont bien conscients que le numérique risque de détruire de nombreux emplois, mais d’autre part, ils accueillent assez positivement les innovations de l’entreprise. C’est ce que souligne le post de Tommy Pouilly dans Regards sur le numérique.

En bouleversant l’organisation du travail, le numérique implique toute la société, et ce aussi bien au niveau technologique et économique qu’en matière de transmission des savoirs. Dans l’entreprise ‘connectée’, comme l’explique Elsa Bastien dans Digital Society Forum (Orange) « les jeunes comme les aînés ont des choses à apporter et à s’apporter : à la nouvelle génération la transmission de la culture numérique et ses nouvelles « manières de faire » et à la génération en place le transfert de ce que l’on apprend sur le temps long, la connaissance du métier et de l’entreprise. ».

Pour aller plus loin

Pouilly, Tommy. – Les « sans bureau fixe » à la conquête du mieux-vivre en ville. – Regards sur le numérique, 16/10/13

Bys, Christophe. – « La notion de temps de travail n’a plus de sens dans de nombreux métiers » explique Henri Isaac. - Usine Digitale, 25/10/13

Kaplan, Daniel. – Travailler autrement ? Mutations des lieux et des temps du travail. – Digiwork – La FING, 18/04/14

Comment travaillerons-nous demain ?  – Regards sur le numérique, 03/06/14

Bastin, Côme. - Bernard Stiegler : « L’emploi salarié devient minoritaire ». – We Demain, 13/06/14

Boboc, Anca ; Taboy, Thierry. – Numérique et transformations du monde du travail : vers de nouveaux équilibres. – Digital Society Forum, 06/14

Brugière, Amandine. - La métamorphose du travail. – InternetActu, 27/06/14

Les réseaux sociaux d’entreprise. – Cigref, octobre 2014 (pdf)

Leclerc, François. – Huit scénarios extrêmes pour imaginer comment nous travaillerons demain. – La Tribune, 17/10/14

Sussan, Rémi. – L’avenir du bureau. – InternetActu, 30/10/14

Guillaud, Hubert. – Le bonheur au travail ? Sérieux ! - InternetActu, 03/11/14

Pouilly, Tommy. – Recruteurs du futur cherchent jeunes hors du système. – Regards sur le numérique, 26/11/14

 

La gestion du temps … retrouvé

 » Mais nous n’avons pas le temps … ! » Cette antienne est reprise à la fin de chaque réunion…
Pas le temps, plus le temps … Et dire que les nouvelles technologies devaient nous en faire gagner, du temps !
Deux articles récents, « Media-activisme » de Franco Berardi dans Multitudes et le dernier post d’Hubert Guillaud dans InternetActu « La technique est-elle responsable de l’accélération du monde » se penchent sur ce problème que l’on retrouve aussi dans un des derniers ateliers de Questions Numériques (FING) « Un meilleur usage du temps ».

Les deux articles se réfèrent à l’œuvre du sociologue allemand Hartmut Rosa « Accélération : une critique sociale du temps », récemment mise à jour. Pour ce penseur, le diagnostic sociologique rejoint le diagnostic psychopathologique dans la perception moderne du temps avec un noyau commun de perturbation dans la relation au temps. Cela s’est traduit récemment par la classification de la procrastination (tendance à remettre systématiquement au lendemain des actions) en maladie … Cette pathologie, comme la dépression ou le ‘burn out’ proviendraient d’une modification des structures temporelles sociales : accroissement des vitesses et raccourcissement des horizons temporels. C’est ce que H. Rosa explique dans la synthèse parue dans « Les Cahiers du Rhizome » de Janvier 2012. Nous avons le sentiment que « tout ce qui dure, dure trop longtemps, consomme trop de temps et que nous devons courir plus vite, ne serait-ce que pour ‘tenir notre position’ ou rester au courant ».
Il distingue 3 dimensions dans cette accélération sociale :
– l ‘accélération technique : la vitesse de déplacement s’est multipliée par cent tandis que celle du traitement de l’information a été multipliée par 100 000 … ! C’est cette expérience qui est à l’origine du ‘rétrécissement de l’espace’
– l’accélération du changement social : le ‘rétrécissement permanent du présent’ qui nous déstabilise en ‘ringardisant’ de plus en plus vites toutes les innovations
– l’accélération des rythmes de vie qui nous pousse à faire plusieurs choses en même temps.
Entre le fast-food, le speed-dating et même le ‘power nap'(petite sieste réparatrice?), on n’arrête pas de faire du ‘mutitasking’ pour rentabiliser cette ressource au maximum !
Or toutes ces accélérations se heurtent à des limites naturelles, biologiques : celles de la terre, de l’écosystème global, de notre corps et de notre cerveau … qui peinent à digérer et à filtrer les pollutions physiques et informationnelles.. ! Comme le fait remarquer Franco Berardi « l’accélération du flux d’information produit un double effet sur la psycho-sphère de la société. Le premier est un temps d’attention réduit du fait de l’intensification des stimuli : plus l’info-stimulus est rapide, moins de temps d’attention et d’élaboration consciente est laissé au spectateur. […] Le second effet est une conformation résultant de la réaction au stimulus. Plus l’info-stimulation est rapide, moins nous avons de temps pour en extraire de la signification, par conséquent plus nous sommes obligés de réagir de façon automatique. ». On est loin des effets bénéfiques de la révolution numérique !

Dans ce contexte, le ralentissement et le freinage ne sont que des ‘effets collatéraux’ comme les embouteillages … On arrive à ce paradoxe où la vitesse de circulation baisse dans les agglomération en raison de l’accroissement de la circulation …. Voilà où mène la ‘dromocratie’ prédite par Paul Virilio dès 1977 !

Dans la mondialisation comme dans le capitalisme libéral, le temps est devenu une marchandise de plus en plus rare que l’on cherche à gagner le plus possible. Comment renverser ce paradigme ? Peut-on se réapproprier le temps et en avoir un usage durable ?
C’est le défi auquel voulaient répondre les « Questions numériques » 2013-2014.
Un des moyen de maîtriser cette accélération est de la considérer d’un point de vue de «développement durable » : le temps est une ressource naturelle que l’on croyait inépuisable, mais qui ne l’est pas. Son exploitation toujours plus intensive ne suffit pas à résoudre le problème, et l’inégalité de sa distribution en fait partie : sa gestion est autant une affaire individuelle que collective. En effet, tout le monde ne court après le temps : certaines personnes ont même trop de temps. Les exclus manquent de tout sauf de temps … Mais il n’est pas valorisé …;-(

Les nouvelles formes de gestion du temps :
– Le mouvement « Slow », d’abord individuel, mais maintenant étendu aux villes. Comme le ‘Slow tech’ : technique pour ralentir, valoriser la construction longue d’une pensée ou d’un projet ; le ‘slow blogging’ (ce que j’essaie de faire …;-)
– Le développement de lieux hybrides : ‘tiers lieux’, espaces de co-working
– Donner de la valeur au temps : acheter, offrir, partager du temps à travers des ‘Systèmes d’échanges locaux (SEL)
– Disposer d’un ‘capital-temps’ à tiroir avec un tiroir ‘vierge’ de temps personnel
– Une politique du temps : ‘droit au temps’ dans l’entreprise (voir expérience Google) et en général. Capital-temps personnel, mais aussi temps protégé de déconnexion et d’indisponibilité.

Berardi, Franco. – Média-activisme revisité. Multitudes, n°51. – 2012/4. – p.65-73

Guillaud, Hubert. – La technique est-elle responsable de l’accélération du monde. – InternetActu, 19/03/13

Rosa, Hartmut. – Aliénation et accélaration : vers une théorie critique de la modernité tardive. – Paris : La Découverte, 2012

Rosa, Hartmut. – Accélération et dépression. Réflexion sur le rapport au temps de notre époque. – Cahiers de Rhizome, n°43, janvier 2012.

Un meilleur usage du temps. – Questions numériques 2013/2014 : les promesses du numérique. – FING : Gaité Lyrique, 21 février 2013

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