L’origine de l’orbe crucifère et le Dieu chrétien comme « Imperator »

18 janvier 2011 par dcolas

Deux points reliés qui concernent l’interprétation de la sphère surmontée d’une croix et les représentations du Dieu chrétien comme empereur.

Une hypothèse : la croix, symbole du Dieu chrétien et signe de sa victoire, dressé sur une sphère a remplacé Niké, la Victoire, qui se tenait debout sur un globe chez les Grecs et Romains païens.

Une polémique (contre Carl Schmitt) : le Dieu chrétien n’est pas identique à l’empereur romain car son empire n’est pas du même ordre.

Une hypothèse : « Tu vaincras par ce signe » et l’origine de l’orbe crucifère.

A la veille de la bataille du pont Milvius, en 312, contre Maxence, l’empereur romain Constantin, le premier d’entre eux à se convertir au christianisme, aurait vu un signe de croix en plein midi  et une inscription en grec qu’on peut traduire par :  « Vainquez à la faveur de ce signe ». Et pendant la nuit le Sauveur lui serait apparu, encore sous la forme d’une croix,  pour lui recommander de faire un étendard de la même forme et de le porter dans les combats. (Maxence est empereur à Rome et Constantin, – qui ne fondera que plus tard la ville qui porte son nom- , l’est aussi en occident et il cherche à s’emparer de cette ville, d’où la bataille entre les deux empereurs près d’ un pont sur le Tibre non loin  de Rome).

Constantin aurait, donc,  fait fabriquer un étendard richement orné avec les deux premières lettres du nom du Christ en grec : X et P (chi et rho). Tout ceci d’après Eusèbe de Césarée qui prétend avoir lui-même vu l’étendard avec ce symbole  (Eusèbe, Histoire de La vie de l’Empereur Constantin, traduction par  Louis Cousin, Damien Foucault, Paris, 1686). Selon d’autres sources Constantin aurait entendu le message suivant   en grec : Εν Τουτω Νικα (en touto nika), traduit en latin par « In hoc signo vinces » : « Tu vaincras par ce signe ». Dans le message, reçu, en grec par Constantin on trouve donc une référence à la déesse de la Victoire : Niké en grec (Victoria en latin).

Les deux lettres que Constantin met sur son étendard forment le chrisme :  un monogramme composé des lettres grecques « chi »  (X) et « rho » (P) qui sont les deux premières lettres de « Christ ». Le chrisme est souvent représenté accompagné des lettres « alpha » et « omega ». Constantin le fit inscrire sur le bouclier de ses soldats. Le chrisme est notamment présent sur le revers de monnaies romaines, sur des tombeaux. (En 2010 le chrisme orne des médailles à signification religieuse).

Monnaie de Magnence vers 350, du site : http://www.monnaie-romaine.com/articles/chrisme.php

Chrisme sur une frise, Musée lapidaire d'Avignon (Cliché D. Colas)

L’hypothèse que je vais essayer de soutenir est, donc, qu’après Constantin Ier et comme effet de sa victoire et de sa converision, il s’est produit une substitution  du symbole de la victoire au symbole du Christ, c’est-à-dire qu’une croix à remplacer une femme ailée croix sur un globe associé à l’empereur.

L’empereur romain et le globe

L’association de la puissance ou de la victoire avec un globe se voit dans des statues antiques comme celle, en porphyre, qui se trouve maintenant sur la place du Capitole à Rome et qui figure la déesse de Rome, Minerve.

Statue de Minerve ou Dea Romana, Palazzo Senatorio, place du Capitole Rome (Cliché D. Colas)

Des pièces de monnaies antérieures à Constantin montrent l’empereur associé à un globe. Sans entrer dans trop de détails on peut noter qu’il est parfois présenté comme lié au « soleil » ou à « Jupiter ». Et le thème connait des variantes dont voici des exemples.

Gordien III, 238-244, au revers, l’empereur debout tenant un globe et un javelot. Le texte se comprend comme « un siècle de bonheur » (source : http://www.civitasgalleries.com/)
Maximus II, 309-313, revers, Jupiter portant un globe et un sceptre, une couronne à ses pieds (source : http://www.civitasgalleries.com/)

Constantin Ier , (307-337), au revers le soleil portant un globe, monnaie frappée à Lyon en 315 (http://www.forumancientcoins.com/)

Il n’est donc pas étonnant que sur l’arc de Consantin l’empereur apparaisse comme portant un globe, symbole de son pouvoir et dans son cas on peut supposer de ces victoires dont celle qu’il a faite sous le signe de la croix au pont Malvius.

Constantin Ier sur l’arc de Constantin à Rome (Cliché D. Colas)

L’association de Constantin Ier et d’un globe se trouve sous différentes formes, notamment avec un globe surmonté d’une pointe qui sera imité à divers reprises (Et je ne sais attribuer une signification à cette pointe).

Elements de la statue de Constantin, Musée Capitolino, Rome (Cliché D. Colas)

L’empereur et la victoire (sur un globe)

L’empereur est par ailleurs relié à des images de la Victoire.

La représentation de la Victoire, en grec Niké, comme une femme ailée n’est pas une invention iconographique romaine mais elle est empruntée au monde grec. On connait la Victoire de Samothrace (Nike tes Samothrakes).  Figurer la Victoire sous l’aspect d’une femme ailée, tendant éventuellement une couronne honorique, est un thème qu’on trouve sur des monnaies grecques puis romaines. Les variantes sont nombreuses. (Et se poursuivront dans le monde moderne)

Lysimache, !323-281), Thrace, Alexandre et au revers Athéna assise, portant Niké (http://www.forumancientcoins.com/)

Néron (37-68), monnaies, la victoire le pied sur un globe écrivant sur un bouclier
(http://www.arsclassicacoins.com/)

Néron (37-68), Rome, assise, avec la Victoire ailée dans la main

Et l’on trouve une combinaison des deux figures : le globe et la victoire debout sur celui-ci.

Honorius 393-423, au revers rome assise, cuirassé et portant une victoire sur un globe (http://www.civitasgalleries.com/)

Constantin (307-337), avers tête de l’empereur, au revers Jupiter debout tenant la victoire sur un globe dans la main droite, un aigle à ses pieds (source : http://www.civitasgalleries.com/)

Le monde gréco-romain a produit de nombreuses variantes de divinités portant dans une main un globe surmonté d’une Victoire. Ainsi cet exemplaire au Musée Chiaramonti du Vatican (à quelques dizaines de mètres de la Sphère 6 d’Arnaldo Pomodoro)

Divinité portant une victoire sur un globe, Musée du Vatican (Cliché D. Colas)

Quelque soit l’historique ce cette statue (possiblement une copie romaine d’une statue grecque avec ajouts à la Renaissance) il reste que la présence de la victoire débout dans la main d’un dieu ou d’un souverain est fréquent dans le monde antique et d’abord grec.

LA VICTOIRE DE LA CROIX

Impossible, pour moi à ce moment de ma recherche, de dire quand apparait la première orbe crucifère (et en tout état de cause je ne fais pas une recherche essentiellement historique puisque des statues d’âge diffèrent coexistent dans le même espace).

Les monnaies des empereurs byzantins montrent des victoires portant des croix au revers des figures d’empereurs. La première orbe crucifère que j’ai trouvé est sur une pièce de Théodose II dans la première moitié du Ve siècle, quelques dizaines d’années après la mort de Constantin Ier, et la dernière que j’ai sélectionnée date du début du XIe siècle. Dans la monnaie de Tiberius (fin VIe siècle) l’orbe crucifère est portée par l’empereur et par un ange.

Théodose, II, 402-450, frappé à Constantinople, au revers, la victoire ailée portant une orbe crucifère , (source : http://www.moruzzi.it/lang2/index.html)

Maurice Tiberius, 582-602, frappé à Constantinople, Buste drapé et cuirassé de l'empereur qui porte une orbe crucifère, au revers, un ange portant une orbe crucifère et un bâton surmonté d'un chrisme

Heraclius, 610-640, au revers orbe crucifère, "Victoria Aug(ustae)"

Romanus III Argyrus, (968-1034), frappée à Constantinople, la vierge couronnant l'empereur Romanus qui porte une orbe crucifère dans la main gauche (source : http://www.ancientresource.com/)

On peut donc soutenir à partir de ces représentations, statues ou monnaies, que l’orbe crucifère est le résultat d’un combinaison entre un symbole d’origine païenne, le globe, et un symbole d’origine chrétienne, la croix. Et la croix apparaît érigée là où  la victoire était dressée. Cette substitution est légitimée par le message qui est apparu à Constantin : c’est la victoire (Niké) que lui annonçait la vision du Christ sous la forme du chrisme. Là où était la victoire de l’empereur dans les guerres forgeant son empire est advenu le symbole de la victoire du Christ.

Cela permet-il d’avancer que la théologie chrétienne poursuivrait la politique impériale ? Et que par conséquent il faudrait référer l’autorité politique sur l’autorité théologique ou que le pouvoir politique étant similaire au pouvoir de Dieu il faudrait lui être soumis sur le même mode. Une série de thèses que l’on trouve en question dans la querelle entre Carl Schmitt et Erik Paterson

Une polémique (d’Erik Paterson contre Carl Schmitt) : le Dieu chrétien n’est pas identique à l’empereur romain car son empire n’est pas du même ordre.

Une des questions soulevées par l’iconographie est celle de la continuité entre représentations de l’empereur romain et du Dieu chrétien.

Question qui relève de l’iconologie, de la théologie mais aussi de la politique et qui supposerait un traitement long et détaillé que j’ai pas les compétences pour conduire. Mais je peux m’appuyer sur des textes du spécialiste de patristique Erik Paterson qui n’est souvent connu qu’indirectement par la critique que Carl Schmitt a fait de son ouvrage : Le Monothéisme : un problème politique, de 1935. On peut le lire comme une réponse aux textes de Schmitt, qui lui même répondra à Paterson.

Celui-ci, converti du protestantisme au catholicisme, est opposé au nazisme, et il émigre d’Allemagne vers Rome. Il refuse contrairement à Schmitt de voir dans l’Eglise le modèle de l’autorité. Un des points clefs est de réfuter l’idée que le Christ serait un Imperator comme l’aurait été l’empereur romain, alors que des textes des chrétiens primitifs appellent le Christ Rex ou Imperator. Le Christ serait un chef de guerre conduisant une milice (militia). Analogie symbolique entre le pouvoir politique et la figure du Christ. Mais pour Paterson le combat du Christ n’a de sens qu’eschatologique : l’imperium du Christ n’est pas en compétition avec celui de César. Celui-ci existe sur le plan liturgique comme statue, une statue qui permet d’assurer l’omniprésence de l’empereur dans tout l’empire. Face à ce dieu des païens le Christ apparait comme un Imperator à qui l’on rend honneur, dont on reconnait la majesté mais en tant qu’il est le roi d’un royaume à venir dont les apôtres et les martyrs sont les combattants. Cependant le Christ n’est pas roi d’un monde présent : « mon royaume n’est pas de ce monde »  » « regnum meum non est de hoc mundo » (Evangile selon  Jean 18, 37).

Donc le Christ n’est pas un empereur comme l’est celui de Rome et,  si l’on suit Paterson, la théologie politique de Schmitt est mal fondée : le Christ est une souverain dont l’empire n’a de sens que par rapport à un autre monde à venir. Et fonder la légitimité politique sur un modèle christique est aberrant. Quant à la constante référence de Paterson aux martyrs elle se lit comme un jugement porté sur le nazisme et à son principe de l’autorité du « guide ».

On pourrait donc dire que la continuité iconographique qui fait passer du modèle de l’empereur et de ses regalia à celui du Christ ou de Dieu le père dans une forme de persistance symbolique, ne peut s’interpréter, si on suit Paterson, comme une continuité théologico-politique qui donnerait au Dieu chrétien le type d’autorité du César romain. Le Christ n’est pas un César et l’on ne peut pas demander d’obéir à un César comme s’il avait une autorité divine.

Bibliographie sommaire

Le texte de Paterson, « Le Christ Imperator » se trouve dans Le Monothéisme : un problème politique et autres traités, trad. de l’allemand par Anne-Sophie Astrud, avec la collaboration de Gilles Dorival pour le latin et le grec, Préface de Bernard Bourdin, Bayard, 2007.

Il y fait référence à un ouvrage que je n’ai pas encore pu consulter d’un auteur dont j’ai lu et connait plusieurs ouvrages comme tous ceux qui s’intéressent aux iconoclastes byzantins, André Grabar, L’empereur dans l’art byzantin, Les Belles Lettres, Paris, 1936.  Mais à partir d’un article consacré à ce livre (Marcel Laurent, CR du précédent, Revue belge de Philologie et d’histoire, 1937,  n°16-3-4, p.763-769) je fais l’hypothèse que ce serait au Ve siècle qu’une croix ce serait substituer à une Roma ou à une Niké sur la sphère du pouvoir, ce que ma recherche numismatique confirme.

Paterson est en polémique avec Schmitt : Carl Schmiit, Théologie politique trad. par Jean-Louis Schlegel de : « Politische Theologie : vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität », 1922 et de : « Politische Theologie 2 : die Legende von der Erledigung jeder politischen Theologie », 1970, Gallimard, 1988

La croix annonciatrice et symbole de la victoire : c’est dans la logique du récit de la conversion de Constantin. Et du coup j’ajoute à cette bibliographie Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, 2007

Et un texte de Pierre Macherey sur ce livre :

Idéologie : le mot, l’idée, la chose (18)

LE CHRISME, SIGNE DIVIN OU EMBLEME IDEOLOGIQUE ?

A propos de l’ouvrage de Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien

(312-394), Bibliothèque Albin Michel, coll. Idées, 2007

http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20062007/macherey30052007.html


 
 
 

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