A propos des liens historiques entre impôt et dette publique par Nicolas Delalande

Propos recueillis par Raphaëlle Marcadal

En quoi la notion de dette publique est-elle politique ?
Premièrement, bien qu’elle soit souvent présentée comme éminemment technique et confinée à un débat d’experts, la dette publique est un enjeu central de l’histoire politique depuis le XVIIIe siècle. Elle est tout d’abord un facteur de puissance et de construction de ce que les historiens appellent les «Etats fiscaux-militaires », c’est à dire la capacité des Etats à emprunter à faible coût et sur le long terme pour financer des guerres extrêmement coûteuses. De ce fait, la dette publique a été au coeur des grands conflits mondiaux, depuis les rivalités franco-anglaises du XVIIIe siècle jusqu’aux guerres mondiales du XXe siècle.
Deuxièmement, la dette publique pose la question de la transparence dans la gestion du budget de l’Etat et de son contrôle par l’opinion publique. A ce titre, elle a joué un rôle significatif dans la limitation des pouvoirs absolutistes et le développement des régimes parlementaires.

Enfin, elle soulève des questions d’inégalités et deredistribution, qui sont au cœur du débat politique. En empruntant, l’Etat s’engage à verser des intérêts à ses créanciers. Ce faisant, émerge un conflit potentiel entre les rentiers – nationaux ou étrangers – et le reste de la population, qui doit un jour ou l’autre contribuer au remboursement de la dette par le paiement d’impôts plus élevés. Ces trois dimensions – la souveraineté de l’Etat, le contrôle public de son budget et les inégalités engendrées par les politiques de la dette sont encore aujourd’hui prédominantes dans les débats sur la crise des dettes souveraines et constituent l’axe central du colloque Debt, Democracy, Citizenship du 24 juin prochain.

Quels liens existent-ils entre l’impôt, la dette et la citoyenneté ?
On pense parfois que les Etats, du fait de leur souveraineté, peuvent trouver de l’argent sans grande difficulté, par l’usage de la force notamment. En réalité, depuis deux siècles, les Etats qui ont fait preuve de la plus grande solidité financière sont ceux qui sont parvenus à inspirer confiance, à la fois aux contribuables et aux créanciers. Le fait de soutenir l’Etat par le paiement de l’impôt ou l’achat de titres de la dette publique a très tôt été présenté comme un acte de citoyenneté, notamment dans le contexte français, qui insiste fortement sur les devoirs du citoyen vis-à-vis de la collectivité depuis la Révolution française. Pour autant, impôt et dette reposent sur deux conceptions distinctes de la citoyenneté : le paiement est obligatoire et contraint dans le premier cas, volontaire et intéressé dans le second.

De manière significative, les pouvoirs publics ont parfois davantage valorisé le recours à l’emprunt que l’obligation fiscale, au nom du respect de la libre volonté des souscripteurs. Ce fut par exemple le cas en France où, lors de la Première Guerre mondiale, toute une propagande fut mise en place pour vendre les bons de la Défense nationale au nom de la mobilisation patriotique, alors que le tout nouvel impôt sur le revenu, créé en 1914, suscitait beaucoup plus de réserves et de méfiance, y compris de la part des autorités.

Dans votre projet de recherche sur le crédit de l’Etat, vous mettez en valeur le fait que la « monarchie française n’est pas parvenue à développer son crédit par manque de transparence, de contrôle et d’efficacité fiscale » et que « le système fisco-financier a plutôt fragilisé la monarchie, la rendant dépendante de ses intermédiaires privés et sujette aux crises et banqueroutes ». Ce constat est-il toujours d’actualité si tant est que l’on remplace la monarchie par la République ? Qu’est-ce qui a changé au cours des siècles et qu’est-ce qui demeure toujours d’actualité ?
En dépit des comparaisons prophétiques qui sont parfois faites entre la crise financière de la monarchie d’Ancien Régime dans les années 1780 et la situation actuelle, beaucoup de choses ont changé, précisément à cette époque. Les privilèges et exemptions fiscales ont été abolis, un budget de l’Etat a été établi, une séparation plus stricte a été instaurée entre la sphère publique et la sphère privée. Même si la France a eu du mal à contenir l’augmentation de ses dépenses publiques au cours des dernières années, le fait qu’elle parvienne à prélever annuellement près de 45 % de la richesse nationale est paradoxalement un élément rassurant pour les investisseurs, qui savent que la continuité des remboursements de l’Etat dépend de l’existence d’un système fiscal efficace et plutôt bien accepté par la population.
Le problème porte plutôt sur la répartition de cet effort : tous les débats sur l’évasion fiscale et les « paradis fiscaux » indiquent que les inégalités sont de plus en plus fortes entre ceux qui respectent la loi et ceux qui déploient des stratégies toujours plus complexes pour la contourner. Le consentement à l’impôt, fondement du crédit public, ne peut perdurer longtemps s’il incombe uniquement à une partie de la population.

Vous précisez également que « la dette publique constitue un bon observatoire des relations complexes entre la construction des Etats-nations et leur insertion dans une économie globalisée ». Mais n’observe-t-on pas actuellement le phénomène inverse  avec une inflation des dettes publiques européennes qui s’accompagnent d’un renforcement du sentiment nationaliste et d’un rejet de la mondialisation ?
Les relations entre endettement public et mondialisation sont en effet complexes. Beaucoup d’Etats-nations se sont construits au XIXe siècle par l’emprunt auprès d’investisseurs étrangers, dans le cadre de flux financiers mondialisés : ce fut le cas par exemple en Amérique latine après la vague d’indépendances des années 1820, où les banques anglaises ont joué un rôle considérable, jusqu’aux banqueroutes retentissantes des années 1870 et 1890 (en Argentine). Le développement des communautés nationales s’est inscrit dans une économie mondialisée, qui était à la fois une opportunité et une source de fragilité. Cette relation complexe et tumultueuse se retrouve aussi dans le bassin méditerranéen, notamment en Grèce : dès son indépendance en 1830, ce pays a défendu des capitaux européens pour la construction de son Etat, de ses infrastructures publiques, etc.Le « sentiment » national s’est construit sous tutelle internationale, et c’est au moment des crises, récurrentes, que cette tension apparaît dans toute sa vigueur. Nous redécouvrons aujourd’hui cette contradiction fondamentale, pourtant ancienne : le hiatus est toujours plus grand entre l’échelle, européenne, à laquelle la crise peut et doit être résolue, et l’inscription nationale des débats et des mobilisations démocratiques. Les crises des dettes publiques ont souvent pour effet d’obliger à repenser les espaces de solidarité et d’interdépendance, comme ce fut par exemple le cas aux Etats-Unis dans les années 1790, lorsque Hamilton proposa de fusionner les dettes des différents états dans une dette fédérale.

En 1924 la France a adopté une loi visant à réprimer le délit « d’atteintes au crédit de l’Etat » afin de garantir la confiance des épargnants. Une telle loi ajustée au 21ème siècle, permettrait-elle de rétablir la confiance des investisseurs actuels ?
Sans doute pas, mais à vrai dire peu importe pour l’historien, qui n’est pas à la recherche de solutions transposables pour le monde d’aujourd’hui. L’intérêt historique de cette loi, votée en plein cœur d’une crise monétaire et financière et qui visait à poursuivre toute personne coupable de « déprécier » le crédit public, est d’indiquer l’existence d’un problème, politique et économique, de long terme, qui est celui de la capacité de l’Etat à défendre sa réputation. Ce dont on prend conscience dans les années 1920, et qui ne cesse de guider l’action publique aujourd’hui, c’est que la pérennité et la stabilité d’un Etat dépendent de facteurs objectifs, mais aussi de la confiance qu’il inspire, aussi bien auprès de ses citoyens qu’à l’international. Définir ou mesurer cette confiance n’a rien d’évident, tant sont fortes les appréciations subjectives en la matière. Dans les années 1920, l’Etat français considère qu’il est en droit, même si cela est vain, de poursuivre ceux qui, à la bourse, dans la presse ou dans les banques, annoncent une banqueroute imminente, au risque de provoquer la panique des épargnants et des souscripteurs. Aujourd’hui, la confiance a été « objectivée » et externalisée, à travers les notes que distribuent les agences de notation.
Dans les deux cas, la question soulevée, qui intéresse aussi bien les historiens que les politistes et les économistes, est de comprendre comment se forment les croyances sur la capacité d’un Etat à respecter ses engagements et à honorer ses dettes.

Vous venez de codiriger, avec Patrick Boucheron, un ouvrage intitulé Pour une histoire-monde.Pourquoi un tel ouvrage ?
Ce court ouvrage, qui rassemble des contributions parues sur le site laviedesidees.fr ainsi qu’une présentation inédite de Patrick Boucheron, a pour objectif de présenter de manière synthétique un certain nombre des livres et des historiens qui ont participé au débat sur l’écriture d’une histoire globale, attentive aux circulations, aux rencontres et aux frottements qui ont accompagné la mise en relation des différentes parties du monde depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours.
On y retrouve notamment les questions soulevées par les approches critiques de l’européocentrisme, l’histoire globale des empires ou l’histoire connectée. L’idée est de mettre à disposition des étudiants, des chercheurs et d’un large public, des textes accessibles et synthétiques qui invitent à sortir des routines et à se déprendre des crispations parfois suscitées par la mondialisation de l’histoire.

La biographie de Nicolas Delalande